Méthodologie

Les données empiriques mobilisées dans notre ouvrage proviennent du programme de recherche O.P.E.R.A. (Operationalizing Programmatic Elites Research in America 1988-2010). Ce programme « blanc », dirigé par William Genieys, a bénéficié d’un financement de la part de l’Agence Nationale de la Recherche française (250 000 euros) et s’est déroulé sur une période allant de 2008 à 2012 (OPERA : ANR-08-BLAN-0032). L’étude empirique portait sur la transformation de la structure des sommets de l’État américain dans les secteurs de la santé et de la défense.

Le travail de terrain a été réalisé par une équipe composée de chercheurs seniors et juniors. L’équipe des membres seniors se composait de Jean Joana (Pr. Université de Montpellier 1), Saïd Darviche, Marc Smyrl (MCF. Université de Montpellier 1), Sébastien Guignier (IEP de Bordeaux), ainsi que William Genieys (DR CNRS). L’équipe des membres juniors se composait d’une part, de deux ‘Post Doc’ recrutés au CEPEL-UM1, Ben Jensen (American University) et Catherine Hoeffler (Science Po Paris) et d’autre part, par deux doctorantes, Anne-Laure Beaussier et Ulrike Lepont.
Les données empiriques concernant les élites étasuniennes relevées sur le terrain relèvent de deux natures différentes mais complémentaires. Il s’agit, d’une part, de la constitution d’une banque de données socio-biographiques sur les élites positionnelles étudiées, et d’autre part, de nombreuses interviews réalisées in situ sur le terrain à Washington DC en grande partie par les jeunes chercheurs.

Précisons également que la production et le relevé de données empiriques s’inscrit dans le cadre du développement de l’approche programmatique. Cette méthode a été développée par nos soins dans le but d’analyser le rôle de certains groupes d’acteurs ou d’élites dans la formulation des réformes dans les politiques publiques en Europe (Genieys, Smyrl, 2008 ; Genieys, 2010). Formulée dans sa première version pour l’étude de la transformation des sommets de l’Etat social français, elle a fait l’objet d’une mise à plat récente par Genieys et Hassenteufel (2012) en vue d’être appliquée sur d’autres études de cas. Elle est ici déclinée et adaptée sur la structure du pouvoir aux Etats-Unis, ‘checks and balances’ (ie Congrès et branche exécutive) dans le but d’appréhender les configurations élitaires de la prise de décisions pour les politiques de la santé et de la défense.
L’approche programmatique se décline sur deux étapes de recherche empirique dissociées mais convergentes (cf. infra tableau les caractéristiques de l’approche programmatique) :
1) une étape quantitative : l’étude sociographique longitudinale (c’est-à-dire sur une durée supérieure à 20 ans) d’un échantillon d’acteurs caractérisés par la durée dans la (ou les) positions de pouvoir occupées ;
2) une étape qualitative : l’étude au moyen d’entretiens en profondeur réalisés selon une logique « boule de neige » auprès des « keys informants » qui sont réputés avoir joué un rôle important lors de certaines décisions ou réformes dans un domaine d’action publique choisi ; qui à leur tour nous donnent une liste d’acteurs à interviewer au sein des positions « décisionnelles » retenues pour notre recherche.

L’approche programmatique nécessite de réaliser la première étape consacrée à l’étude sociographique longitudinale, délimitée dans une durée oscillant entre dix et vingt ans sur la base de laquelle les « élites positionnelles » seront appréhendées. Pour l’enquête OPERA portant sur le cas US, nous avons retenu la période 1988-2010. Ce découpage temporel a pour but de prendre en compte une durée suffisamment importante pour mesurer la continuité des carrières élitaires dans les sommets de la branche exécutive et du Congrès en prenant en compte les effets des alternances politiques. Nous avons ainsi travaillé sur trois administrations républicaines et trois démocrates. Le Congrès est, quant à lui, concerné de la 100e législature à la 111e, soit douze législatures, dont 5 demi-législatures durant lesquelles le président en exercice a disposé d’une majorité dans les deux chambres : Clinton durant la 103e, Bush Jr durant les 107e, 108e, 109e et enfin Obama pour la 111e.
Partant de là, nous avons tout d’abord délimité a priori une population de plus de 3000 acteurs occupant des positions dans la structure du pouvoir (i.e. senior appointees de l’exécutif et staffers du Congrès) de 1988 à 2010 dans les secteurs de la santé et de la défense. Ensuite, nous avons restreint volontairement le champ de l’étude de ces deux vastes domaines d’action publique, en le restreignant aux positions ‘potentiellement décisionnelles’ de deux sous champ de politiques : l’assurance Maladie et la réorganisation des forces armées. L’idée étant alors de sélectionner des positions en relation avec deux réformes sectorielles importantes : celle de l’extension de la couverture maladie (i.e. de Clinton à Obama) et la Revolution in Military Affairs (RMA) dite réforme Rumsfeld sur le changement de format des armées américaines.
Une première liste des positions a été établie avec les Congressional Directories, accessibles à partir de la base de données Lexis Nexis
(http://www.gpo.gov/fdsys/browse/collection.action?collectionCode=CDIR):
(i) pour la branche législative ont été sélectionnés les Staffers répertoriés dans les commissions et sous-commissions en rapport avec le domaine de politique publique étudiées (ie : l’assurance maladie et la réorganisation des forces armées) ;
(ii) pour la branche exécutive ont été retenus dans chaque secteurs : les conseillers du président sur les politiques de défense et de santé, les Secretaries (ministres) jusqu’à 5 niveaux hiérarchiques en dessous, les Directeurs d’agence et les membres des états-majors concernés. Parmi la population de la branche exécutive retenue pour notre étude, le contrôle du Sénat sur les nominations porte sur les postes suivants : (a) les 15 secretaries des cabinet agencies, deputy secretaries et les general counsels de ces agencies ; (b) director positions dans les regulatory agencies ; (c) membres des états-majors des armées.
Nous avons ensuite réduit notre population initiale de 2263 acteurs positionnels identifiés en introduisant une variable filtre : en ne retenant pour l’étude sociographique uniquement ceux qui ont occupée durant au moins 6 ans des positions de pouvoir au sein de l’exécutif ou du législatif. Nous avons alors obtenu un population réduite de 399 individus qui durant la période de 1988-2010 sont restés au moins 6 ans dans les positions (funnel effect).
Sur la base de ce nouvel échantillon de 399 individus, nous avons effectué des recherches socio-biographiques sur chaque individu en vue de former une Data Bank OPERA sur la base de laquelle ensuite nous avons opérée notre analyse sociographique (cf. chapitre 2 supra). Ainsi, nous avons reconstruit pour chacun d’entre eux une fiche biographique individuelle à partir du croisement de données disponibles dans plusieurs sources : les sites internet institutionnels (White House, DOD, DHHS, Congress), Who’s Who in America?, Leadership Library, First Street, Revolving Doors, Source Watch, Wikipedia, LegiStorm, LinkedIn, Federal Election Commission,WhoRunsGov.com at The Washington Post, Biographical Directory of the United States Congress, Project Vote Smart, GovTrack.us, OpenCongress.org , On The Issues.org, OpenSecrets.org.

Nous avons pu alors dans le cadre de ces fiches individuelles renseigner les questions suivantes : quel est leur degré de féminisation ? Quels sont leurs niveaux de qualification, leurs universités de formation, leurs professions d’origine ? En quoi leurs carrières professionnelles dans les institutions du pouvoir sont-elles spécifiques ? Quelle est la durée moyenne de ces carrières ? Sont-ils soumis à des logiques de mobilité spécifiques ? Quelles professions vont-ils exercer si et quand ils sortent des activités de gouvernement ? Peut-on élaborer une typologie de leurs carrières institutionnelles ?

La deuxième déclinaison empirique de l’approche programmatique s’inscrit dans une logique qualitative. Elle a pour but de ‘saisir’ le rôle effectivement joué par certaines des élites étudiées dans la formulation des réformes sectorielles de l’action publique. Elle passe donc par la reconstruction des trajectoires d’élites et des idées/représentations qu’elles véhiculent au sein des secteurs d’action publique étudiés. L’objectif consiste à évaluer leur degré d’implication (embedded) dans les processus de réformes étudiées. Les entretiens approfondis permettent alors de mesurer la réalité empirique de ce phénomène.
Afin de ne pas reproduire les travers de l’approche positionnelle des élites (ie on sait qu’elles occupent des positions de pouvoir mais on ne sait pas si elles en jouent ni comment), l’approche programmatique propose de réduire l’échantillon élitaire, avec celles qui sont réputées avoir eu une influence avérée sur l’orientation de la réforme des politiques. A cette fin, nous avons testé sur la base d’interviews exploratoires la pertinence des positions élitaires retenue et le pouvoir d’influence de celles qui les occupent. Les entretiens ont été réalisés avec des ‘key informants’ choisit dans le secteur public et le privé en raison de leur réputation présumée.
Cette première série in-depth interviews avec des élites choisies selon un critère de réputation, et ne faisant pas forcément partie de notre échantillon initial, a permis tout d’abord de tester notre grille d’entretien (voir infra). Par ailleurs, la mobilisation de ‘l’effet boule de neige’ consistant à demander à ces personnes de nous désigner d’autres personnes importantes à leurs yeux, a permis d’établir progressivement une liste complémentaire d’élites considérées subjectivement par leur pairs comme influentes sur les réformes sectorielles étudiées. Ainsi la déclinaison de la dimension qualitative de l’approche programmatique permet d’intégrer dans la population d’élites sectorielles des acteurs qui pouvait ne pas faire partie de notre échantillon réduit de ‘long timers’ (ceux restés plus de 6 ans dans les positions de pouvoir).
Ces interviews semi-directifs ont été réalisées à partir d’une grille commune aux chercheurs de l’équipe. Elle comprenait trois blocs de questions : (i) le social background, (ii) le degré d’implication dans le processus de décision sur les politiques publiques, (iii) les modèles de réformes sur lesquels ils se sont mobilisés (idées et instruments défendus). L’objectif était d’avoir des données sur leurs trajectoires personnelles et professionnelles complétant les fiches sociobiographiques réalisées et d’être en mesure de reconstruire les dimensions et/ou options de réformes autour desquelles, ces élites se sont mobilisées. La prise en compte de l’historicité des parcours professionnels permet alors de montrer comment ces élites peuvent changer ou adapter leur vision du devenir de certaines réformes en fonction des représentations collectives qui s’imposent.