Comprendre la résurgence du nationalisme régional en Europe : une exploration par les régions pauvres

Ambition générale

Depuis le milieu de la décennie 2010, le fonctionnement des démocraties consolidées a fait l’objet de perturbations dans de nombreux pays, y compris parmi celles que l’on croyait les plus mûres et stables. Le populisme a été le mot-valise à l’aune duquel, particulièrement à partir de la décennie 2010, le phénomène a souvent été apprécié tandis que déclinaient les partis de gouvernement ou leurs registres d’expression ordinaire : Brexit au Royaume-Uni, présidence Trump aux Etats-Unis, essor des courants ainsi étiquetés à droite en Europe continentale, tant à l’est (Hongrie et Pologne en tête) qu’à l’ouest, la France y participant notamment avec le Rassemblement National. Le même terme a pu être utilisé aussi à gauche, lors de la percée de Podemos en Espagne et plus encore de Syriza en Grèce, ou face à des mouvements plus difficilement identifiables, comme le Mouvement 5 Etoiles en Italie.

La littérature, importante au plan international et présente en langue française, que ces phénomènes ont suscitée s’est largement focalisée sur l’étude somme toute relativement conventionnelle de la politique nationale à l’échelle des États considérés. La présente recherche entend, de façon originale, investiguer une dimension négligée de cette recomposition avec la prise en compte de la déclinaison territoriale de ce processus de remise en cause des fondements des systèmes politiques démocratiques, saisi à l’échelle européenne. En effet, en plusieurs points du continent, on assiste à une résurgence d’un phénomène labellisé de façon très variable dans la
littérature et que nous désignons ici comme le nationalisme régional. Il renvoie à l’existence de mouvements qui, à partir de régions insérées dans un État national donné, contestent ce dernier en portant des revendications culturelles, économiques et politico-administratives se matérialisant par une demande d’autonomie accrue voire
d’indépendance. Ces acteurs constituent une famille politique clairement distincte.

Ce phénomène, en lui-même, n’est pas nouveau puisqu’il est apparu à la fin du XIXème siècle en Europe. Par contre, en termes d’intensité, il ne s’était pas montré constant : saillant dans l’avant-guerre puis ayant connu un engouement généralisé dans les années 1960 et 1970, il avait tendu à régresser ensuite, ne subsistant ici que dans un nombre limité de régions où il était parfois violent (notamment au Pays Basque ou en Irlande du Nord), ne s’exprimant là, plus souvent, que par des mouvements inoritaires voire marginaux. Or ce sont désormais toute une série d’États qui se retrouvent confrontés à une reprise visible de vigueur du phénomène, concrétisée parfois dans la rue et surtout dans les urnes, susceptible d’aller jusqu’à questionner des unités nationales anciennes (britannique par l’Ecosse à travers la poussée du Scottish National Party, espagnole par la Catalogne avec la radicalisation du courant nationaliste modéré jadis représenté par Convergencia i Unió). Sans atteindre une telle intensité, la France elle-même, non seulement en outre-mer mais aussi en métropole, n’est pas épargnée, au point d’en trouver même l’écho récent jusqu’à la presse nationale.

Nous proposons de le mener, dans le cadre du projet exploratoire ici soumis et pour les raisons de fond décrites dans la deuxième section, autour de deux cas régionaux principaux : ceux de la Corse et de la Sardaigne. Ces deux cas régionaux ont l’avantage d’être pour nous familiers puisque nous y avions étudié, il y a longtemps, les modalités d’implantation stato-nationale entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle – en clair, la « francisation » de la Corse et « l’italianisation » de la Sardaigne [Roux 2014]. En revanche, le contexte que ces îles représentent aujourd’hui s’est, depuis, radicalement transformé : le nationalisme régional, alors minoritaire voire marginal [Roux 2006, 2011], est devenu, contre les attentes, majoritaire et force de gouvernement. Comment comprendre un tel revirement dans ces territoires ? Quels enseignements trouver, par-delà ces cas spécifiques choisis à dessein, à propos des recompositions des systèmes démocratiques en cours ?

Thèmes et questions abordé(s)

Relevant de la science politique, le présent projet est à la croisée de plusieurs de ses branches actives, structurantes et complémentaires dans l’analyse du fonctionnement et des mutations des démocraties : celui du nationalisme, mais incluant territorialement un volet relatif aux processus de décentralisation ; celui des partis
politiques ; celui des mobilisations et mouvements sociaux, incluant les questions de violence politique ; celui enfin sur les attitudes et comportements politiques des citoyens, avec un volet électoral. Le projet ici soumis revendique une double originalité lui permettant de prétendre à un dépassement critique sur plusieurs points de
la littérature existante.

Sa première ambition consiste à comprendre la résurgence d’un phénomène qui apparaissait être tombé en relative désuétude. Nous faisons l’hypothèse que ce processus se comprend dans le contexte du phénomène d’usure des démocraties représentatives, partis de gouvernement en tête, auquel il participe. Dans les cas qui
nous intéressent, deux premières raisons justifient notre sélection de cas (limités à deux pour pouvoir être gérables le temps d’un projet relativement court) : peu travaillés par la littérature, ils illustrent cependant la résurgence du nationalisme régional en Europe. Jadis continûment dans l’opposition régionale à des exécutifs
régionaux longtemps contrôlés par la droite républicaine, les partis nationalistes corses ont connu une montée en puissance électorale en obtenant une forte majorité relative et l’accession au contrôle du conseil exécutif en 2015, une victoire historique éclatante en 2017 et un succès recentré sur la formation autonomiste Femu a
Corsica en 2021. En Sardaigne, le parti autonomiste historique (le Partito Sardo d’Azione), puissant à la veille du fascisme, était devenu globalement résiduel dans l’après-guerre dans une région longtemps contrôlée par l’ancienne Démocratie Chrétienne puis successivement, à partir des années 1990, par les grands regroupements de centre-gauche et de centre-droit emmenés, respectivement, par le Parti Démocrate et Forza Italia : or voici que ce parti autonomiste a été capable de prendre la tête d’une coalition le portant à la prise des rênes du gouvernement régional en 2019. A ce jour, les deux leaders politiques de ces îles, le président du Conseil exécutif de la Corse, Gilles Simeoni, et le président de la Junte régionale de Sardaigne, Christian Solinas, appartiennent à des formations nationalistes régionales. L’exploration permettra de combler ainsi une lacune empirique structurelle dans la littérature.

Ce premier apport est au service d’une seconde originalité qui puise dans un parti-pris spécifique dans la sélection des terrains. Au sein d’une littérature internationale globalement peu importante (et encore plus chiche en France), la recherche s’est concentrée sur un nombre limité de cas durables et saillants qui avaient en commun
d’émaner de régions européennes prospères [Paquin 2001, Keating 2001, Aguilera de Prat 2002, Duerr 2015, Caron 2016, Cetrà 2019] : typiquement, ceux de l’Ecosse, du Pays Basque, de la Catalogne, des Flandres belges et de l’Italie du Nord, las de contribuer à la solidarité nationale, retenaient l’attention car ils pouvaient prétendre à
des formes d’autonomie ou d’indépendance pouvant sembler économiquement viables et nourrissant un « nationalisme des riches » [Dalle Mulle 2018]. Avec la Corse et la Sardaigne, notre stratégie est ici opposée : nous nous trouvons face à deux régions où une contestation renaît à partir de régions pauvres, largement dépendantes du soutien public apporté par l’État qu’elles contestent et qui pourraient sembler avoir plus à perdre qu’à gagner à s’éloigner de celui-ci. Comment comprendre ce paradoxe ? L’étonnement est de surcroît renforcé par une autre surprise qui fonde plus encore le choix de s’intéresser à deux régions insulaires : la Corse, à statut particulier depuis 1982, a vu ses compétences renforcées et regroupées au sein de la Collectivité de Corse nouvellement mise en place en 2018. La Sardaigne, région à statut spécial dès 1948, a aussi vu certaines de ses prérogatives renforcées avec la réforme d’inspiration fédérale de 2001. Comment comprendre qu’une contestation
autonomiste ou indépendantiste se renforce alors même que les mécanismes de décentralisation, censés répondre aux revendications régionalistes historiques, se sont accrus ? Autrement dit, pourquoi des régions à la fois plus dépendantes et plus décentralisées que d’autres deviennent le lieu d’une telle contestation territoriale ?
On comprend que notre exploration est ainsi de nature à offrir une contributions critique substantielle à la littérature.

En synthèse, le projet entend donc comprendre des mobilisations surprenantes réapparaissant dans des zones où on pourrait les attendre le moins, apprécier si elles apportent le changement auxquelles elles prétendent et, de cette manière, saisir comment les démocraties changent aussi par le territoire et non pas seulement par les vicissitudes de la politique nationale.

Méthodologie et approche

L’approche repose sur deux piliers constitutifs chacun d’un livrable fixant un objectif de fond déployés en sous-objectifs :

  • livrable 1 : contextes. La vigueur inédite de la mobilisation nationaliste régionale dans nos terrains pose la question de sa dynamique : un phénomène aux racines anciennes mais globalement faible sur le long terme et vigoureux dans la période récente suppose 1° (sous-livrable 1.1) de retracer la dynamique cyclique du processus sur le long terme afin d’en analyser les facteurs explicatifs et situer (sous-livrable 1.2) le contexte d’accommodement institutionnel (processus historique de décentralisation). Ce point est important car il permet d’apprécier la part d’innovation ou au contraire de « recyclage » d’éléments de revendication plus anciens. Ce travail sera mené sur la base d’une recherche documentaire et archivistique ciblée sur site – la diffusion de travaux relatifs à ces régions étant largement concentrée sur place –, de la reconstitution du cadre normatif et de
    ses évolutions et d’entretiens avec les acteurs clés incarnant les relations Etat-région afin d’apprécier, par delà le cadre juridique, les noeuds problématiques entre ces deux niveaux ;
  • livrable 2 : mobilisations. Dans cette dimension, il s’agit de saisir de caractériser le contenu idéologique (souslivrable 2.1) porté dans le contexte récent autour de trois dimensions structurantes dans les discours de cette famille politique (culture, économie, politique) à travers une collecte des manifestes électoraux, de presse
    partisane et d’entretiens auprès de militants des organisations en question. Il apparaît ici particulièrement important de situer les stratégies de mobilisation dans des arènes distinctes (partisane, mouvements, associations, syndicats, etc.). A l’intérieur de cette mission s’insère une originalité potentielle : celle consistant à
    apprécier la mesure dans laquelle, dans un contexte de crise environnementale désormais structurelle, les acteurs en question ont été susceptibles de développer une ligne de type « éco-nationaliste » [Margules 2021] ou de nationalisme « vert » [Posocco & Watson 2022] permettant de conjuguer discours régionaliste et cause
    environnementale, de manière à saisir comment ces acteurs façonnent à leur manière les enjeux liés à la crise climatique actuelle et ses conséquences. De ce point de vue, les milieux insulaires présentent des écosystèmes spécifiques redevables de protections particulières mais qui, en Méditerranée, sont mis à mal sous l’effet de la sur-fréquentation touristique et du maintien ou de l’implantation d’infrastructures militaires : ils constituent des terrains particulièrement pertinents. Grâce au décrochage territorial ici à l’oeuvre apparaît ainsi en creux la possibilité de désenclaver la compréhension des mobilisations environnementales actuelles par-delà les formations écologistes consacrées. Cela est susceptible de poser les jalons éventuels d’une future exploration de l’action publique en ce domaine. Parallèlement, ce livrable inclura un second volet (sous-livrable 2.2) relatif à la
    performance électorale et à l’insertion institutionnelle de manière à saisir d’une part les ressorts du soutien dans l’opinion, sur la base de la recherche des données d’enquêtes disponibles et, d’autre part, la façon dont ces acteurs se comportent lorsqu’ils deviennent des élus conduisant une politique plutôt des opposants la critiquant. Cela sera l’occasion d’une exploration préliminaire du type de mesures érigées en priorité : cette exploration permettra de développer la réflexion sur la pertinence d’une exploration ultérieure systématisée des schémas de
    gouvernance territoriale, au besoin réduite à certains secteurs spécifiques comme l’environnement.

Le calendrier d’exécution, étalé sur 18 mois entre mi-2024 et fin 2025, suivra l’ordre des livrables en organisant d’abord un travail de fond d’abord consacré au recueil documentaire de différents types (archives nationales relatives aux cas régionaux – d’où l’inclusion des missions dans les capitales, Paris et Rome –, documentation régionale auprès des bibliothèques universitaires et institutions locales (Assemblée de Corse, conseil régional de Sardaigne) mis en regard avec le perfectionnement de la revue de littérature (de façon à mettre les cas régionaux en perspective avec d’autres cas européens afin de saisir leurs ressemblances ou spécificités). Cette première étape (mois 1 à 7) permettra l’identification exacte des questions nourrissant la série
d’entretiens (étalés lors des mois 8 à 14) auprès des acteurs (dirigeants et militants des organisations). La partie finale permettra, en conclusion du projet exploratoire (mois 15 à 18), la rédaction et dissémination des premiers résultats, conformément à l’usage disciplinaire, d’abord sous forme de communication en congrès internationaux
et nationaux puis d’articles de revues scientifiques à comité de lecture. Sur le fond, nous nourrissons l’ambition de pouvoir à la fois rompre le silence académique au niveau national et de contribuer à la recherche internationale.

Impact et retombées potentielles

Les livrables précédemment présentés dans le cadre de la méthode et du calendrier exposé doivent permettre deux types de résultats scientifiques qui prendront forme : un apport empirique inédit sur des cas largement négligés, une interprétation novatrice d’un « nationalisme des pauvres » trop souvent ignoré et une exploration stimulante des liens entre nationalisme et environnementalisme.

Compte tenu de l’originalité des cas et de la portée critique qu’ils sont susceptible de représenter, nous sommes convaincu qu’ils sont de nature à préparer dans les conditions les meilleures une recherche alors plus ambitieuse pouvant être financée dans le cadre d’un projet ANR puis dans celui d’un projet de type Horizon
Europe. L’affermissement de l’état de l’art, l’exploration in situ du terrain et la publication d’une série de premiers résultats seront de nature à offrir un crédit à une telle demande qui supposera alors d’élargir, dans un cadre organisationnel plus articulé, la palette des cas étudiés et d’enrichir le réseau collaboratif permettant un tel
projet. Ce dernier, s’inscrivant dans un axe majeur du laboratoire (« Territoires politiques ») et susceptibles de liens forts avec l’axe « Environnement », est conçu, à travers le retour à d’anciens terrains, comme le prélude à une orientation structurelle de notre agenda de recherche pour les années à venir.

La montée en puissance du projet supposera l’identification d’un nombre de cas européens élargi présentant des caractéristiques comparables (faiblesse économique, présence de dispositifs de décentralisation) et dont la couverture reposera sur la construction d’une équipe de recherche incluant localement des jeunes chercheurs et internationalisée.