L’action culturelle du PNR de la Narbonnaise en Méditerranée : Analyse évaluative et pistes de réflexion dans le cadre de la révision de la charte

Justification scientifique d’étape, 30 mars 2022

Emmanuel Négrier

Le Parc Naturel Régional de la Narbonnaise en Méditerranée a souhaité, à l’occasion de la révision de sa charte (2011-2022), collaborer avec une équipe de recherche pour la réalisation d’une évaluation spécifique de son volet culturel. Il a identifié le Centre d’Études Politiques Et sociaLes (CEPEL) comme le partenaire d’un tel projet, lequel a désigné Emmanuel Négrier, directeur du CEPEL, comme responsable de ce contrat de collaboration. Celui-ci s’est adjoint l’expertise de deux partenaires extérieurs afin de se doter des moyens d’une enquête approfondie sur le terrain : Patricia Oudin, et la structure d’étude et de conseil Doux Août.

Le choix du CEPEL s’explique par la nature des travaux portant sur la culture développés en son sein depuis 20 ans. L’analyse des politiques culturelles territoriales fait partie des grands domaines de recherche au sein du laboratoire. Au cours des dernières années, plusieurs lignes de spécialisation ont contribué à enrichir les connaissances quant aux liens entre politiques culturelles, territoires et pratiques sociales. On fait notamment référence aux travaux qui ont porté sur la place de la culture dans les changements d’échelle territoriale (Négrier, Teillet 2008, 2021), et sur les festivals en tant que dynamique territoriale (Négrier & Jourda, 2007), en tant que pratique sociale (Négrier & Djakouane, 2010), qu’objet comparatif à l’échelle européenne (Négrier, Bonet, Guerrin, 2013) et finalement en tant qu’objet social et territorial « total » (Djakouane & Négrier, 2021).

Le CEPEL  a outre développé deux nouveaux axes de recherche portant sur la culture sous des angles renouvelés.

Le premier s’inscrit dans les nombreux débats et controverses (professionnelles, politiques, civiques) sur les politiques culturelles autour de la participation. Ce nouvel axe trouve sa consécration dans un ouvrage international coordonné en 2021, qui porte sur l’essor de la problématique de la participation dans les politiques culturelles en Europe (Dupin-Meynard & Négrier 2021). Il résulte de plus de cinq ans de recherche-action au sein d’un réseau européen : BeSpectACTive !.

Le second axe s’inscrit, lui, dans une perspective plus théorique et a pour cadre un autre réseau européen, Uncharted, coordonné par l’Université de Barcelone. Il a pour objet de mesurer la valeur sociale de la culture, et se traduit par des investigations comparatives, théoriques et empiriques. Enfin, il faut mentionner le réseau Stronger Peripheries, qui vise, toujours dans le domaine culturel, à un regard spécifique sur les conditions de mise en œuvre des politiques culturelles dans « les » suds, et proposer une alternative aux référentiels de politique culturelle qui sont (entre hégémonie marchande et gouvernance publique) souvent l’apanage des pays centraux d’une Europe plus septentrionale.

Jusqu’à présent, peu de travaux ont été consacrés à la question des politiques culturelles conduites par des organismes dont la vocation n’est pas strictement liée à une discipline, un domaine ou un secteur, mais résulte davantage de l’ambition d’un projet territorial. Pourtant, on peut penser qu’il s’agit là de l’une des configurations contemporaines au sein desquelles la culture, en tant qu’objet légitime de l’action publique, est et sera considérée et reconnue. Or c’est précisément l’objet des Parcs Naturels Régionaux que de travailler sur ce nouvel horizon des politiques culturelles. À ce titre, le Parc Naturel Régional de la Narbonnaise en Méditerranée, réfléchissant aux enjeux liés au renouvellement de sa charte, constitue un terrain particulièrement intéressant pour le développement des travaux du CEPEL sur ce point (Ainsi qu’on le verra dans la suite de ce document, le PNRNM s’est structuré dans le domaine culturel à partir d’un dispositif original, les Archives du Sensible, doté d’un comité d’experts, dont Emmanuel Négrier a été membre jusqu’en avril 2017). Il est donc logique qu’une convention de collaboration ait été mise en œuvre afin de sceller ces deux volontés convergentes : développement scientifique/exercice réflexif sur 10 ans de programmation culturelle et artistique.

Ainsi qu’on le verra dans la suite de ce document, le PNRNM s’est structuré dans le domaine culturel à partir d’un dispositif original, les Archives du Sensible, doté d’un comité d’experts, dont Emmanuel Négrier a été membre jusqu’en avril 2017.

Le PNR et l’action culturelle : ce qu’elle est et n’est pas, ce que la charte en dit

Une précision s’impose d’emblée au sujet du projet culturel d’un PNR. Ce n’est pas une politique culturelle, au sens où il n’entre pas dans ses attributions la gestion d’équipement, la constitution d’un service généraliste de la culture, prenant en charge la globalité d’un secteur, appuyée sur des compétences juridiques et des ressources en conséquence. Un seul exemple suffit à l’attester : l’action culturelle du parc, hors salaire, représente environ 60000 euros annuels. En regard, le budget culturel de la communauté d’agglomération du Grand Narbonne se situe à plus de 2 millions d’euros (2,3 millions en 2022). En France en général, peu de PNR dérogent à cette règle d’une action culturelle sans gestion d’établissement ou de secteur (On peut citer par exemple le PNR du Livradois Forez pour la gestion d’un réseau de lecture publique, ou encore le PNR de la Brenne, dans le Berry, qui assume, entre autres, la gestion d’une saison culturelle).
D’autre part, l’action culturelle d’un PNR est moins de poursuivre des finalités culturelles et artistiques « en soi », comme le ferait une administration culturelle spécialisée, que  d’inscrire ses actions culturelles et artistiques en référence à un territoire et à d’autres domaines d’intervention. Cette singularité ne fait pour autant pas de l’action culturelle du parc le valet de ses autres missions.

« Je n’ai jamais compris que certains parcs aient une politique culturelle qui n’ait rien à voir avec la notion de territoire. Pour moi cette notion de territoire est une pépite. Ce n’est pas l’enracinement. Territoire réel, imaginaire, rêvé. Ça inspire n’importe quel artiste. C’est une approche sensible du territoire, qui est en lui-même une singularité. » (Entretien avec Marion Thiba, 19 novembre 2021)

L’action culturelle d’un PNR est donc marquée par trois caractéristiques principales.

D’une part, c’est une action artistique motivée par des objectifs extrinsèques, d’intérêt général, qui s’inscrivent dans les autres finalités plus vastes du PNR. La culture est ici « au service » de ces finalités portées par des secteurs autour de l’identification du territoire, d’y faire « culture commune », de prolonger par ses propres moyens et critères l’action de sensibilisation à l’environnement, au patrimoine (historique, matériel, immatériel), à la biodiversité, etc.

A cet égard, il pourrait y avoir un caractère un peu instrumental de l’action culturelle et artistique dans ce cadre, mais c’est là qu’est la nuance : l’action culturelle et artistique intervient avec ses propres critères, et ne se met pas au service d’un secteur en niant sa part artistique autonome : l’artiste n’est donc pas un animateur pédagogique lorsqu’il intervient en milieu scolaire ; il n’est pas un lanceur d’alerte ou un militant de la cause environnementale, ou un scientifique quand il questionne les risques climatiques ; il n’est pas un conservateur du patrimoine quand il questionne les traces antiques de l’espace ; il n’est pas un géographe quand il thématise l’ancienne frontière, ni un urbaniste quand il aborde les chalets de Gruissan. C’est en raison de cette autonomie artistique que le ministère de la Culture oriente, ou non, ses propres soutiens au titre de la culture. C’est toute la difficulté de qualifier l’artiste de « médiateur », ce qui est à la fois reconnu (au nom de l’usage social de l’art) et discuté par les artistes eux-mêmes (au nom du refus de l’instrumentalisation). La posture de médiation ne peut être assumée qu’en rappelant qu’elle se fait sur les bases mêmes de la création, et non par transfiguration de l’artiste en « médiateur territorial » (François Pouthier, « La présence artistique dans les Parcs Naturels Régionaux. Portrait de l’artiste en médiateur de territoire », in La géographie en action ou les territoires des géographes, Publications de la MSH Aquitaine, 2021)

En deuxième lieu, c’est une action qui se place dans une perspective de projet, sensible à l’innovation et à la recherche, et pour ces raisons ouverte aux réussites paradoxales mais aussi au risque d’échec. Réussites ou échecs, les actions du PNR n’ont donc pas vocation à s’inscrire de façon pérenne dans la politique du parc. C’est la raison d’être de la Charte, régulièrement révisée, que de procéder à l’évaluation du bien-fondé, sur un espace et à un moment donnés, de tel ou tel projet. Il en est ainsi de la réalisation des « Paysages en chantier », un événement qui aura, en 2021, eu lieu dans chacune des communes du parc, en association étroite avec les municipalités, leurs habitants, les Archives départementales et des artistes, et qui auront été des succès marquants à chaque fois.

Troisièmement, par cette logique du projet, le PNR est moins le titulaire d’une politique qu’un médiateur engagé, au service de la culture, en complément de l’intervention culturelle des autres acteurs publics sur un territoire. Un chiffre : 15 communes, sur les 22 qui composent le PNR en 2022, sont également membres de la communauté d’agglomération du Grand Narbonne. En conséquence, la contribution du parc à la vie culturelle de son territoire s’inscrit logiquement à l’échelle plus vaste des interventions culturelles de l’EPCI, mais aussi des autres services (exemple : les Archives départementales), associations (exemple : Cinémaude pour la programmation cinématographique itinérante) et agences (exemple : Occitanie en Scène, Occitanie Livre et Lecture, Occitanie Film). Cette fonction d’intermédiation active, que François Pouthier, dans sa thèse consacrée à l’action culturelle des PNR, qualifie d’ « assemblier », implique une atmosphère coopérative qui, on le verra, est très inégalement présente.

C’est à l’aune de ces trois caractéristiques que nous allons notamment évaluer l’adéquation des moyens du PNR à la mise en œuvre des engagements inscrits dans la charte. Pour en juger, il faut d’abord interpréter la nature de ces derniers.

Le projet culturel du PNR porte, depuis ses origines en 2003, une double ambition qui ne se reflète qu’imparfaitement dans les intitulés de la charte 2001-2022 : 3.3.1. Connaître et révéler les patrimoines culturels de la Narbonnaise ; 3.3.2. Faire vivre et partager les patrimoines de la Narbonnaise.  La lecture de ces deux grands axes pourrait laisser penser que l’action culturelle du parc est entièrement orientée vers une approche patrimoniale. Cela ne serait d’ailleurs pas incongru, tant elle est répandue dans la plupart des PNR en France. Pourtant, l’examen des contenus proposés en regard de ces deux chapitres montre qu’elle est inexacte sur deux plans.

Le premier est que l’approche patrimoniale est à la fois globale en termes de territoire et partielle en termes d’action publique. Parmi les registres classiques d’une politique patrimoniale, ce sont essentiellement des activités de valorisation qui participent du projet de La Narbonnaise. D’autres collectivités publiques, dont l’État, le Conseil Régional, le Grand Narbonne, exercent leurs responsabilités sur ce territoire, par des opérations de protection et de conservation. Ainsi, le programme de réhabilitation du bâti, dans certaines communes, est-il fonction d’un financement régional qui transite par le Grand Narbonne. Le PNR, lui, n’intègre ces fonctions patrimoniales qu’à la marge. Il ne dispose d’ailleurs pas des fonds d’investissement qui lui permettraient d’intervenir à ce titre, ni de la légitimité que lui conféreraient dans ce domaine les communes, d’un côté, et les autorités supra-communales de l’autre. Ceci étant, l’intervention du PNR en valorisation du patrimoine passe par une pluralité d’actions qui montre qu’à sa manière, il est un acteur majeur d’une certaine patrimonialisation. Dans un territoire marqué par l’importance des flux (tourismes, périurbanisation, réseaux de transports), il oriente le regard vers des cultures appartenant à la mémoire, aux traditions, à la permanence culturelle vécue sur cet espace. Les publications portant sur l’ancienne frontière, sur les acteurs culturels, sur les métiers et milieux ne sont pas que des résistances opposées aux flux par les stocks, au changement par les permanences. Car, ainsi que le montre ces travaux patrimoniaux, c’est un autre regard sur les mutations contemporaines, à l’aune des changements qui ont façonné l’espace dans d’autres temps, qui s’opère. D’une certaine manière, le changement de regard qui s’opère ne vaut pas que pour les traces du passé. Il s’applique aux marques que la modernité exerce, en l’inscrivant, de façon critique, dans une transformation globale. C’est tout le sens du travail réalisé sur La vie de chaletain à Gruissan, par Christian James Jacquelin et Sylvie Goussopoulos, et publié en 2015, comme carnet du parc n°16. Il restitue ce qu’ont été les origines de cette vie, les évolutions des pratiques, mais aussi les conflits auxquels elles ont donné lieu. En ce sens, le « patrimoine » que traite le parc s’inscrit dans une histoire cumulative et controversée, aux frontières des objets institutionnels, de site, de monuments, et des pratiques sociales, d’une ethnologie de l’espace. C’est cette politique de reconnaissance (que l’on peut élargir aux métiers traditionnels, des salins à la charpenterie de marine) de patrimoines qui ne se donnent pas toujours tels – ce que la charte identifie comme sa « modestie » apparente –  qui fait le lien entre le passé et le contemporain (« La storia apre le porte al futuro », revendique le nouveau Polo del 900, à Turin, qui regroupe en un lieu unique l’ensemble des associations patrimoniales liées à l’histoire de la ville, depuis ses penseurs et objets jusqu’à la mémoire ouvrière et politique), mais aussi le lien social entre nouveaux habitants et natifs, entre générations distinctes et entre les différentes manières d’habiter le territoire.

« Ce qui justifie un parc naturel régional, une idée que je trouve super bien, c’est la culture. La culture, c’est regarder où on vit… » (Entretien avec Jacques Michaud, 17 février 2022).

Le second plan c’est que, à côté et avec l’action patrimoniale, il y a un engagement du PNR en matière d’arts vivants. Naturellement, la façon dont le patrimoine est considéré peut s’apparenter à un travail artistique vivant, en cela notamment qu’il convoque un regard contemporain, une réinterprétation. Mais l’action culturelle du parc passe aussi par le recours à une création artistique – plus détachée qu’on le penserait à la lecture de la charte  de réelle dimension patrimoniale – quoique toujours ancrée sur une dimension territoriale. De nombreuses actions, et notamment les résidences artistiques, ont pour objet de mettre l’art actuel au triptyque rappelé dans la citation de Marion Thiba : territoire, réel, imaginé, rêvé. Dans la période qui précède celle offerte à notre évaluation, le PNR portait ainsi un festival,Les Identi’terres. L’examen de la programmation montre que si la question « territoriale » est au cœur de l’enjeu artistique, elle n’est en rien soumise à une dimension patrimoniale. Il en est de même des résidences artistiques, des commandes effectuées à l’ANPU (Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine) et de sa représentation artistique de la montée du niveau de la mer et des étangs, à l’occasion des Rencontres scientifiquesLa Mer Monte, le 19 novembre 2021 ; ou encore du spectacle Allez Allez Allez mis en scène par Fabien Bergès sur la passion du rugby. Il en est de même pour le travail photographique, Les Traversées, réalisé par Kristof Guez, Marc Medevielle et Juergen Schilling exposé à la Maison des Arts de Bages, et dont le propos est précisément de changer le regard sur ce qui, dans cet espace, ne relève a priori ni d’un « paysage » ni d’un « patrimoine » dans les représentations communes (une garrigue, une voie de train, des infrastructures industrielles).

Dans le concret de l’action culturelle du parc, approche patrimoniale et d’arts vivants se rejoignent donc autour de la notion de territoire. Il s’agit de voir en quoi ces actions bénéficient des conditions nécessaires pour se hisser à la hauteur des engagements souscrits en 2011.

Méthode

L’équipe de recherche a fait le choix d’une triple approche. La première consiste à s’approprier la littérature générale portant sur les PNR et les différentes expériences d’action culturelle dont ils témoignent. Parmi les nombreuses sources – en dehors de nos propres études sur le sujet en région Rhône-Alpes – figure la thèse récente de François Pouthier, avec lequel nous avons réalisé un entretien approfondi.

Ensuite, de façon classique, elle s’est investie dans l’examen des bilans chiffrés, nombreux, faisant état des réalisations du PNR en la matière. Tout au long du document, nous rendons compte de cette dimension quantitative de l’appréciation de l’action culturelle du PNR, sans pour autant considérer les chiffres comme une fin en soi.

L’approche qualitative a procédé, elle, par une série d’entretiens que nous avons voulue la plus fournie et diversifiée possible, afin de multiplier les regards sur le contenu de cette action, le contexte dans lequel elle prend place et sens. La liste des entretiens figure en annexe du présent document. Elle comporte une soixantaine d’interlocutrices et d’interlocuteurs, que nous remercions pour leur disponibilité et la précision de leur éclairage sur les enjeux soulevés par l’action culturelle du PNR. La technique d’entretien retenue est semi-directive à tendance non directive, ce qui laisse – à partir d’un bloc de questions identifiées comme devant appeler réponse – la plus grande liberté à la personne interviewée d’évoquer les thèmes et d’argumenter dans le sens qui lui convient. Les entretiens ont eu une durée variable : de 60 minutes à 360 minutes. Plusieurs personnes ont été interviewées à différentes reprises. Nous disposons donc d’un verbatim correspondant à environ 1000 heures d’entretiens. A ces rencontres s’ajoutent bien sûr des observations sur le terrain, à l’occasion de visites de villages, de lieux culturels, de sites.